Les détracteurs de Schœlcher, à commencer par le mulâtre martiniquais Bissette, lui rappelleront sans cesse que dans ce premier ouvrage de son œuvre anti-esclavagiste il ne demandait pas l'abolition de l'esclavage de manière radicale. Et effectivement, dans « De l'esclavage des Noirs et de la législation coloniale », Schœlcher considère le fouet comme étant indispensable au bon fonctionnement de tout travail forcé et n'en demandait que la limitation des abus. Pour lui, l'abolition immédiate était inconcevable puisque les esclaves étaient encore « vicieux et ignorants ». Mais ces états d'infériorité morale et intellectuelle n'étaient pas, selon lui, liés à leur nature réelle et insurmontable mais n'étaient que le fruit de la brutalité des colons et du système qu'ils régissaient.
Il dédia cependant son troisième livre « Des colonies françaises : Abolition immédiate de l'esclavage » aux colons, afin de les remercier de l'avoir hébergé durant ses séjours en Martinique et en Guadeloupe. Les premiers mots de l'ouvrage sont :
« A mes hôtes des Colonies Françaises,
Vous connaissiez mes principes et quoique vous regardiez comme vos ennemis tous ceux qui les professent, partout vous m'avez ouvert vos portes. Vous avez tendu la main au voyageur abolitionniste, et il a longtemps vécu sous votre toit comme on vit chez un ami. (...) J'aime vos esclaves parce qu'ils souffrent. Je vous aime parce que vous avez été bons et généreux pour moi (...) »
Mais on voit, ne serait-ce que par le titre de ce troisième ouvrage qui exige l'abolition immédiate, que sa pensée avait encore évolué depuis les années 30, moment où il ne réclamait que de simples réformes.
Dans sa critique abolitionniste, Schœlcher chercha aussi à étayer sa cause par l'argumentaire de la non-fonctionnalité et de la non-rentabilité de l'esclavage : les planteurs n'avaient rien compris au progrès des systèmes de mécanisation des moyens de production qui commençait pourtant à envahir les pays qui s'industrialisaient en ce 19ème siècle. Ces colons, imbus d'eux-mêmes et psychorigides à souhait, continuaient à utiliser une main-d'œuvre humaine au mépris de toute logique alors que cette approche était tout bonnement contre-productive. Ils prenaient ainsi du retard face à leurs concurrents directs qui eux cherchaient constamment à optimaliser leur productivité. Il serait, par conséquent, beaucoup plus rentable de délivrer les esclaves et d'investir dans des machines, toujours selon lui.
Il ridiculise sans cesse la perception dépréciative des racistes en dévoilant les préjugés qu'ils ont sur les Noirs et en questionnant leur conscience : auraient-ils intériorisé aussi commodément cette infériorité si l'on disait des Gaulois qu'ils étaient des êtres inférieurs aux Romains ?
« Combien de siècle les Gaulois, nos farouches aïeux, n'ont-ils pas vécu en hordes sauvages qui se déchiraient entre elles, avant de se policer aux frottements des beaux arts et du génie expirant de leurs vainqueurs ! Cette France, cette grande France, notre gloire et notre amour (...). ''Que dirions-nous, s'écrie Frossard à ce propos, si nous retrouvions des ouvrages d'Athènes ou de Rome dans lesquels l'auteur se serait efforcer de prouver que nous sommes susceptibles d'intelligence et de perfectibilité, par opposition au sophisme de quelques raisonneurs, qui auraient prétendu qu'étant sans art et sans culture, les habitants des Gaules étaient un intermédiaire entre l'homme et la brute'' » (3)
La dérision est une arme que l'abolitionniste utilisa assez bien. Aux colons, il demande de considérer les Noirs tout simplement comme des humains à part entière ou alors, à l'opposé, de les envisager comme des animaux domestiques. Mais dans ce cas, il faudrait à ces colons un peu de raison et traiter ces Noirs comme des bêtes en en consommant la viande comme ils le feraient pour n'importe quel autre animal dont on fait l'élevage :
« Si les Nègres font partie de l'espèce humaine, ils ne nous appartiennent plus, ils sont nos égaux. Si les Nègres font partie de l'espèce brute nous avons droit de les exploiter, de les utiliser à notre profit, comme les rennes, les bœufs et les chameaux ; nous avons même aussi le droit, c'est une conséquence forcée, de les manger comme des poulets et des chevreuils : il n'y a pas ici de juste milieu » (4)
Sur la liberté et le prix à payer pour l'obtenir, Schœlcher a une opinion tranchée et inéquivoque. De son avis, « la liberté individuelle est antérieure à toutes les lois humaines ; elle fait corps avec nous, et aucune puissance imaginable ne peut consacrer la violation de ce principe naturel - L'homme a le droit de reprendre par la force ce qui lui a été enlevé par la force (...) » (5). L'homme n'appartient donc à personne et a le droit de recourir à la force pour se défendre contre des ennemis qui lui dénient le droit à sa souveraineté sur lui-même. « L'homme esclave revient à la liberté, comme la vapeur comprimée à l'espace, en brisant tout ce qui s'oppose à sa force expansive. Les oppresseurs ne sont-ils point coupables de la moitié des forfaits qu'il peut alors commettre ? On ne lui laisse d'autres armes que la flamme et le poignard ; peut-il avoir d'autres pensées que la violence ?» (6)
Notes :
1. L'abbé Grégoire, une référence de l'abolitionnisme français qui a fortement inspiré Schœlcher, reprochait à juste titre aux membres de l'Assemblée nationale d'avoir établit, non pas une déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, mais une déclaration « des droits de l'homme blanc ». Cité dans sa « Lettre aux philanthropes sur les malheurs, des droits et les réclamations des gens de couleur de Saint-Domingue et des autres îles françaises de l'Amérique ».
2. Bonaparte utilisera cette référence à la République dans le courrier d'une immonde hypocrisie du 18 novembre 1801 adressé à Toussaint Louverture dans lequel il le félicitait de sa conquête du pouvoir au nom du peuple français. Dans le même temps et à la dérobée, il envoyait le général Leclerc à Saint-Domingue pour remettre les fers aux pieds de tout ce beau monde :
« La paix, écrit-il à Toussaint, avec l'Angleterre et toutes les puissances de l'Europe, qui vient d'asseoir la République au premier degré de puissance et de grandeur, met à même le gouvernement de s'occuper de la colonie de Saint-Domingue. Nous y envoyons le citoyen Leclerc, notre beau-frère, en qualité de capitaine général, comme premier magistrat de la colonie. Il est accompagné de forces respectables pour faire respecter la souveraineté du peuple français (...) Nous avons conçu pour vous de l'estime, et nous nous plaisons à reconnaître et à proclamer les grands services que vous avez rendu au peuple français. Si son pavillon flotte sur Saint-Domingue, c'est à vous et aux braves noirs qu'il le doit (...) Que pourriez-vous désirer ? La liberté des Noirs ? Vous savez que dans tous les pays où nous avons été, nous l'avons donné aux peuples qui ne l'avaient pas»
3. Victor Schœlcher « De l'esclavage des Noirs et de la législation coloniale »
4. Cité dans « De l'esclavage des Noirs et de la législation coloniale », page 73
5. Cité dans « De l'esclavage des Noirs et de la législation coloniale », page 80
6. Cité dans « Abolition de l'esclavage, examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sang-mêlés », page 109