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Victor Schœlcher : Mythes et Réalité (Mythos und Realität) 1/3

Victor Schœlcher : Mythes et Réalité (Mythos und Realität)

par Kahm Piankhy

Le poète Aimé Césaire retiendra de lui qu’il « fut le plus efficace, le seul absolu, le seul conséquent des abolitionnistes » (1) tant il est vrai que les autres doctrines abolitionnistes de son époque semblaient n’être que de vulgaires palliatifs en comparaison à la radicalité de la sienne. Lorsque François Mitterrand prendra ses fonctions à la présidence de la République le 21 mai 1981, il fera escale au Panthéon afin de s'incliner sur les tombes de Jean Jaurès, de Jean Moulin et de Victor Schœlcher. Mais la grande majorité des Français ne sait presque rien de ce dernier au nom imprononçable et dont la réputation n'a, hélas, guère dépassé le cercle des initiés. Qui est-il vraiment ? Était-il un authentique abolitionniste ou un « vendeur de fausse monnaie » comme tant d'autres de ces prétendus abolitionnistes qui n'exigeaient pas l'abolition mais de simples réformes de l'esclavage ?

Victor Schœlcher naît en 1804, à Paris, dans une famille bourgeoise et commerçante d'origine alsacienne. À 25 ans, son père l'envoie aux Amériques avec un stock de modèles de porcelaine. Sa mission est de trouver une nouvelle clientèle afin de permettre l'accroissement de l'affaire familiale. C'est là, et plus précisément à Cuba et en Louisiane, totalement par hasard, qu'il découvre avec effarement et dégoût la servitude des Noirs et décide de lâcher le monde des affaires pour ne se consacrer désormais qu'à la seule lutte contre la bestialisation et l'exploitation des esclaves des colonies américaines.

En 1830, la Revue de Paris publie son article intitulé « Des Noirs ». Dans ce papier, il dénonce le système concentrationnaire de Louisiane et de Cuba dans lequel les maîtres tout-puissants bâtissent des fortunes en sur-exploitant des hommes, des femmes et des enfants qu'ils maintiennent dans l'ignorance la plus totale, torturant allégrement ces infortunés qu'ils font besogner jusqu'à 14 heures par jour. Pour la première fois de sa vie, le bourgeois dandy qu'est Schœlcher était confronté au racisme anti-noir dans toute son horreur. Il l'affrontera désormais sans relâche.

Mais de lui, l'idéologie dominante a toujours eu pour habitude de ne célébrer que l'image d'un bienfaiteur qui, au-delà de sa courageuse lutte contre les préjugés de race dont sont victimes les esclaves, embrassait d'abord et avant tout, et de la plus belle des manières, les idéaux républicains. D'autres verront carrément en lui un saint.

Pour illustrer cette mythification de l'homme, on ne saurait trouver meilleur exemple que celui d'un intervenant qui, lors des cérémonies de commémoration de la naissance de Schœlcher à Basse-Terre le 21 juillet 1935, nous donnera un aperçu de ce culte voué à l'abolitionniste. Me Jean-Louis décrira Schœlcher comme le « fondateur d'une religion nouvelle, qui prendra dans l'histoire le nom de Religion Schœlcherienne » (2)

« Oui Schœlcher, continue-t-il, prendra place entre Confucius et Jésus, ces deux fils de Dieu que par le dogme, le culte et la morale, il relie entre eux (...) Gloire au plus haut des cieux à Victor Schœlcher, le libérateur de la France et l'Émancipateur de la race noire ! Gloire au plus haut des cieux à la France, patrie de l'Apôtre du Vrai, du Beau et du Bien ! Gloire au plus haut des cieux aux membres de la race noire, et à tous ceux qui, sans distinction de race et de classe, ont dans le cœur le culte de Victor Schœlcher et professent, peut-être sans le savoir, la belle et pieuse religion du vrai, du Beau et du Bien ! Oui Victor Schœlcher nous le louons comme un Dieu ! Oui notre âme te glorifie comme son maître !» (3)

[ Victor Schoelcher ]

Schœlcher était un homme plein de contradictions, comme tous les hommes. Si ce dandy d'extrême gauche et autodidacte ne renâcla pas dans la dénonciation de la condition humaine des esclaves, il fut aussi, au lendemain de l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises en 1848, un ardent défenseur de la politique coloniale. Il sera, dans les dernières années de sa vie, le directeur politique d'un journal dont le nom ne laisse guère de doute quant à son orientation : « Le moniteur des colonies ». Ce périodique se voulait un « journal politique, organe des intérêts coloniaux et maritimes » et défendait expressément « l'aptitude de la France à coloniser ». Établi par Victor Schœlcher et Gaston Gerville-Réache en 1882, le programme de présentation de cette publication se présente comme voulant montrer « la grande valeur politique et commerciale [des] possessions d'outre-mer, montrer que leur extension et leur prospérité ne pourraient manquer de tourner au profit de la mère-patrie ».

On pourrait, sans la moindre provocation, parler d'un « colonialisme éclairé » - qui reste bien entendu du colonialisme - tant le colonialisme de Schœlcher n'a rien de commun avec celui d'autres expansionnistes qui rappelaient par exemple que « les races supérieures ont le devoir de civiliser les races inférieures » (4)

Il n'y a aucun doute pour Schœlcher et Gerville-Réache que les droits politiques attribués aux Français de métropole doivent être exactement les mêmes pour tous les citoyens des vieilles colonies que sont la Martinique, La Guadeloupe, la Réunion et la Guyane : « Nous voulons l'égalité pour tous en France nous la voulons de même pour tous aux colonies ». Même s'il dénonce la malhonnêteté intellectuelle des arguments utilisés par les colonialistes qui arguent de la « mission civilisatrice » pour justifier la conquête par la guerre, Schœlcher soutient la colonisation par principe et célèbre le courage de ces hommes vaillants.

Nelly Schmidt auteur d'une bibliographie de Schœlcher rappelle à ce sujet :

« Qu'il suffise de rappeler par exemple qu'en 1853 Schœlcher assimila la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie à un "vol à main armée" qui conduirait "au bagne dans tout pays civilisé" mais qu'il considérait que l'Europe, en "tournant ses regards vers l'Afrique", en "s'occupant d'y porter la civilisation" y ouvrait un marché où "les produits de l'industrie européenne [trouveraient] 200 millions de consommateurs" » (5)

Cependant, il était favorable à une politique d'assimilation culturelle totale vis-à-vis des habitants des colonies. Du moins certaines. Pour lui, c'est un préalable incontournable : la citoyenneté se légitime d'abord par le degré d'assimilation culturelle. Aussi, pour ce qui est des colonies dont la conquête est récente, comme l'Algérie, il est formellement opposé à toute citoyenneté attribuée aux autochtones, ne l'estimant juste que pour les Européens de souche. Il n'est donc pas « universellement universaliste » si l'on peut dire. De la complexité de l'homme...

Et cette complexité de l'homme va se nicher jusque dans sa dénonciation de l'esclavage. Peu de gens savent en effet qu'il réclama « l'émancipation immédiate » des esclaves mais, point essentiel de sa doctrine, « avec indemnité pour le maître, au prorata de ses valeurs, payable en deux termes » (6). La liberté pour les uns et les indemnités pour les autres. Ici les mots sont importants : une indemnité est une somme d'argent qui est réclamée par la victime supposée au titre d'une compensation due à un préjudice subi. En l'occurrence, aux yeux de Schœlcher, le vrai préjudice n'est pas subi par les esclaves condamnés à la servitude héréditaire mais par les colons esclavagistes.

Ses idéaux colonialistes chevillés au corps se révèlent au détour de plusieurs passages sans que, pour autant, cela ne remette en cause l'authenticité de son combat abolitionniste. Schœlcher reconnaît l'infériorité intellectuelle des esclaves tout en la relativisant par le biais d'une contextualisation qui, une fois encore, laisse transparaître tous ses idéaux colonialistes :

« Il en est [des esclaves] qui ne paraissent guère moins bornés que les conscrits auxquels on est obligé de mettre du foin dans un soulier et de la paille dans l'autre pour leur faire distinguer le pied gauche du pied droit, ou bien encore que les paysans alsaciens, pour la tranquillité desquels on a été obligé de faire bénir solennellement le chemin de fer de Strasbourg, parce qu'ils croyaient les locomotives animées du feu de l'enfer. Nous accordons enfin que la masse des nègres, tels qu'ils sont aujourd'hui, montrent une intelligence au dessous de celle de la masse des blancs, mais nous sommes convaincus qu'une éducation égale les remettrait vite de niveau » (7)

Sur ce point, il se distingue des vrais racistes de son époque (8) par une subtilité qui a son importance : pour lui, si certains peuples africains n'ont pas encore touché la civilisation cela n'est dû qu'à des circonstances totalement indépendantes de leurs aptitudes intellectuelles et de leur « race ». Cela relèverait plus sûrement d'opportunités qui ne se seraient pas présentées à eux. Il convient d'ailleurs que « le cerveau de l'homme noir ou blanc étant un, l'homme sauvage blanc ou noir, est partout semblable, de même que l'homme civilisé partout se ressemble » (9)

Mais que l'on ne s'y trompe pas : inutile ici de lui faire un procès en sorcellerie. Schœlcher ne défend pas l'idée farfelue selon laquelle les Blancs sont intrinsèquement supérieurs aux Noirs. Il embrasse plutôt une approche plus nuancée qui est que les peuples extra-européens doivent se frotter à la civilisation des peuples avancés pour en bénéficier au même titre que ses concitoyens. Pour ce faire, il est donc important pour les autres « races » de s'élever à leur niveau. C'est une vision colonialiste et arrogante, pour sûr. Mais on ne peut guère la qualifier de raciste dans le sens où elle ne décrète pas l'infériorité de l'essence africaine et ne développe aucune thèse du « déterminisme biologique » qui lierait l' « inaptitude intellectuelle » des Africains à leur « race ».

Car tout en soutenant ce discours qui pourrait choquer plus d'un de nos contemporains, Schœlcher concédait que la civilisation a existé ailleurs, et plus particulièrement en Afrique.
Les 116 premières pages de « Abolition de l'esclavage. Examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sang-mêlés » sont entièrement dédiées à cette thèse et marquent clairement ses prises de positions antiracistes :

« Les Noirs ne sont pas stupides parce qu'ils sont noirs, mais parce qu'ils sont esclaves. L'infériorité intellectuelle des hommes en servitude n'est pas chose nouvelle ; les comédies antiques sont pleines de traits contre l'imbécillité des esclaves (...) On parle de l'avilissement, de la stupidité des Noirs aux colonies ; mais n'est-ce pas le produit de l'esclavage, et l'esclavage n'a t-il pas ce résultat partout où il existe, sur quelque nature d'hommes qu'il pèse de son poids de plomb ? Les Blancs même d'Europe n'en éprouvent-ils pas les mêmes effets ? » (10)

Ces pages attestent de l'existence d'anciennes civilisations africaines et le but de l'auteur est clairement affiché : démontrer l'inconséquence des thèses des partisans racistes de l'esclavage qui soutiennent que le Noir est congénitalement stupide, vicieux, fainéant, pêcheur et désigné, par le Saint-Esprit, comme apte à la servitude éternelle en sa qualité de descendant de « Cham ». Y sont mentionnés les écrits de Volney, pour qui la race noire dont les Blancs font leurs esclaves « est celle-là même à laquelle nous devons nos arts, nos sciences et jusqu'à l'usage de la parole » (11) ; il cite Diodore de Sicile qui, lui, promet « que les Éthiopiens regardaient les Égyptiens comme une de leurs colonies » (12). Idem pour Hérodote qui affirme que ces mêmes Éthiopiens (13) sont à l'origine de la civilisation pharaonique. Deux ans plus tard, Schœlcher écrira : « N'a t-on pas vu les Égyptiens qui étaient encore nègres au temps où Hérodote écrivait leur histoire, finir par se fondre dans un moule intermédiaire entre le nègre et l'autochtone ? »(14)

Sur la base de cette réalité factuelle, Schœlcher tire une conclusion qui est que la civilisation est née en Afrique : « Fabre d'Olivet est de cet avis : "La race noire existait dans toute la pompe de l'état social ; elle couvrait l'Afrique entière de nations puissantes émanées d'elle ; elle connaissait la science de la politique et savait écrire". La race blanche était alors, selon cet auteur, "à l'état sauvage" » (15)

Les récits des explorateurs ayant visité l'Afrique sont aussi convoqués : Mungo-Park, Mollien, Clapperton ou Caillé sont appelés en tant que témoins. Ce dernier est cité abondamment à propos de Jenné au Mali :

« ''Le peuple qui habite les bords de la fameuse rivière d' Hioliba est industrieux ; il ne voyage pas mais il s'adonne aux travaux des champs ; et je fus étonné de trouver dans l'intérieur de l'Afrique l'agriculture à un tel degré d'avancement. Leurs champs sont aussi bien soignés que les nôtres, soit en sillons, soit à plat suivant que la position du sol le permet par rapport à l'inondation (...) Le chef a établi des écoles publiques dans cette ville, où tous les enfants vont étudier gratis. Les hommes ont aussi des écoles, suivant les degrés de leurs connaissances. Les habitants de Jenné sont très industrieux et très intelligents. On trouve dans cette ville des tailleurs, des forgerons, des maçons, des cordonniers, des portefaix, des emballeurs et des pêcheurs .Elle expédie beaucoup de marchandises à Tombouctou. On y fait le commerce en gros (...) et dans tout le pays on se sert de la monnaie comme moyen d'échange''

Tous manifestent une égale surprise en présence de ce qu'ils rencontrent de bien. Ils étaient si persuadés au départ qu'ils allaient chez les sauvages, qu'aucun d'eux ne put s'empêcher de faire cette même remarque : on se sert de monnaie comme moyen d'échange » (16)

Il poursuit : « Ainsi en lisant Mungo-Park, Horneman, Clapperton, Denham, Mollien, Caillé, les frères Lander, Laird, Newton, Bruce, et nous aurions pu citer encore Astley, Stedman, Cowper-Rose, Barbot, avec d'autres s'il ne fallait s'arrêter ; on voit que des nègres ont chez eux des villes, du commerce, de l'agriculture, des coutumes, des écoles, des hôpitaux ; qu'ils travaillent le coton, le cuir, le bois, les métaux , la terre ; qu'ils ont des lois et font des fables. Est-il nécessaire de pousser le négrophilisme à l'extrême pour conclure de là que les Noirs sont bien des hommes, faits comme nous pour la liberté ? Qu'ils soient aussi policés que les Européens, personne n'est tenté de le soutenir ; mais qu'ils ne soient pas en Afrique fort loin de la barbarie, cela n'est plus soutenable. Colons et défenseurs de l'esclavage ! Vous avez nié l'industrie de peuples que vous ne connaissiez pas ! C'est au moins de la légèreté !...Cette industrie est peu avancée, nous en convenons ; mais, assurément, ce n'est pas parce que ces peuples ont la peau brune.

"Expliquez-nous alors, ainsi que le dit l'abbé Grégoire, pourquoi les hommes blancs ou cendrés d'autres contrées sont restées sauvages et même anthropophages. Vous ne contestez cependant pas leur égalité avec nous. Il est vrai que vous ne manqueriez pas de le faire si l'on voulait établir la traite chez eux !"
[...]
Nous ne disons pas que tous les Nègres sont des hommes de génie, comme Christophe ou Toussaint Louverture ; [...] mais nous disons qu'il est faux et extravagant d'en faire des idiots, et que c'est avoir soi-même très peu de cerveau que de bâtir sur leur angle facial, plus ou moins aigu, de petites théories physiologiques qui tendent à leur refuser à-peu-près toute intelligence. [...] » (17)

Note :

1. Préface d’ Aimé Césaire in « Esclavage et colonisation » de Victor Schœlcher, page 2, éditions PUF, 1948

2. Page 10 de « Victor Schœlcher, sa correspondance inédite, 2ème partie : lettres martiniquaises »

3. Ibid. page 12 à 16

4. Discours de Jules Ferry, père de l’École laïque et républicaine. Le 28 juillet 1885

5. Nelly Schmidt « Victor Schœlcher », éd. Fayard, page 264

6. Victor Schœlcher « Abolition de l'esclavage. Examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sang-mêlés »

7. Cité dans « Des colonies françaises. Abolition immédiate », page 156

8. Après 1850, de pseudo-scientifiques issus des écoles d’ethnologie et d’anthropologie chercheront à prouver l’infériorité du Noir et sa proximité physique, intellectuelle et ontologique avec les singes d’Afrique : le Noir est supposé être le chaînon manquant entre le primate et l’homme.

9. Cité dans « Des colonies françaises. Abolition immédiate », page 148

10. Cité dans « Abolition de l'esclavage. Examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sang-mêlés », page 21.

11. Cité dans « Abolition de l'esclavage. Examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sang-mêlés », page 25.

12. Le terme « éthiopien » est d’origine grecque et sert à désigner les habitants de l’ancien Pays de Koush, c’est à dire la Nubie : « Terme grec signifiant éthiopien, noir, et provenant de deux mots se traduisant par : brûler et visage » (Littré). Il ne faut donc pas confondre l’Éthiopie des Anciens avec celle d’aujourd’hui. Les anciens Éthiopiens évoqués ici sont donc les Kouschites, aussi appelés « Nubiens ».

13. Ibid.

14. « Des colonies françaises. Abolition immédiate », page 153

15. « Abolition de l'esclavage. Examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sang-mêlés », page 25.

16. « Abolition de l'esclavage. Examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sang-mêlés », page 53-54



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