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SARKOZY OU L’IMPOSSIBLE RUPTURE

SARKOZY OU L’IMPOSSIBLE RUPTURE

par Ramsès L. BOA THIEMELE

Le 26 juillet, M. Sarkozy, président de la République française, a prononcé une allocution à Dakar. La jeunesse africaine réunie pour la circonstance a écouté un jeune président qu’elle avait espéré tout aussi jeune dans l’esprit. Mais au lieu d’idées nouvelles, M. Sarkozy lui a servi un discours que, en d’autres temps et en d’autres lieux, si le mot avait encore sa connotation idéologique, on aurait traité de réactionnaire. Ce mot n’est plus tout à fait à la mode ; il fait même sourire aujourd’hui. Remplaçons-le par autre chose tout en gardant la même idée. M. Sarkozy est un conservateur en matière de représentations mentales à l’égard de l’Afrique et des Africains. Pourquoi n’a-t-il pas franchi le pas du changement alors qu’il était venu, selon ses paroles, proposer une Renaissance africaine ? Quelle est cette Renaissance qui reproduit les schèmes anciens en exaltant un dualisme périmé ?

I) Symptômes d’un oubli du nom

M. Sarkozy est un conservateur dans l’esprit. Il remercie une université qui n’existe plus, l’université de Dakar. Cette université s’appelle, depuis quelques années, l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. M. Sarkozy le savait-il ? Est-ce un refus délibéré de prononcer le véritable nom de cette université ? Est-ce au contraire une volonté délibérée de conserver un nom ancien alors que la nouvelle dénomination est postcoloniale ?

On peut penser qu’on fait un faux procès à M. Sarkozy en soulevant ces interrogations. Mais la teneur idéologique de son discours nous permet de penser qu’il s’agit en réalité d’un refus délibéré de prononcer un nom qui pèse lourd sur sa langue et sur son esprit. Ce discours tenu à Dakar est totalement l’opposé de la pensée de Cheikh Anta Diop. M. Sarkozy est donc venu à Dakar, à l’université Cheikh Anta Diop, tenir un discours qui ressasse les préjugés de Hegel, de Gobineau, de l’ethnologie coloniale, de l’évolutionnisme culturel. Toutes ces idées sont résumées par la phrase de M. Sarkozy : « Le problème de l’Afrique, c’est que trop souvent elle juge le présent par rapport à une pureté des origines totalement imaginaire et que personne ne peut espérer ressusciter ».

Penser comme le fait M. Sarkozy, c’est considérer les Africains comme des peuples singuliers qui n’ont pas le droit de reprendre à leur compte ce qui a mis en mouvement l’esprit de créativité des autres hommes et des autres cultures. La quête des origines a été considérée comme solution au mal africain par C. A. Diop. Est-ce l’éternel retour du même ou la puissance attrayante de l’origine qui pousse Cheikh Anta Diop à regarder vers le passé lointain de l’Egypte antique ? C. A. Diop considère les anciens logés à l’origine égyptienne ancienne en tant qu’héritage à recueillir pour le présent. Le principe de la continuité historique qu’il propose repose sur la parenté d’essence des civilisations négro-africaines sud-sahariennes puis des Antiquités égyptiennes anciennes et éthiopiennes. En affirmant l’unité culturelle africaine et sa filiation en ligne directe avec ces origines anciennes, il suggère une réévaluation de notre propre passé. Cette négritude originelle des Antiquités égypto-éthiopiennes insère désormais le Noir ou l’Africain au cœur de l’histoire universelle. Ce n’est, comme le pense M. Sarkozy, ni la civilisation musulmane, ni la chrétienté ou encore la colonisation qui vont « ouvrir les cœurs et les mentalités africaines à l’universel et à l’histoire ». Le croire, c’est enfermer l’essence de l’Africain dans un particularisme exotique et présenter l’Occident comme le modèle de l’universel.

En effet, c’est une constante tendance depuis les Lumières que l’Occident a de se présenter comme la figure aboutie de l’universel. Dans Eloge de la philosophie, Maurice Merleau-Ponty stigmatise cette prétention occidentale à s’identifier comme système de référence quand il constate que l’Occident a inventé une idée de la vérité l’obligeant et l’autorisant à comprendre les autres cultures, et donc à les récupérer comme moments d’une vérité totale. M. Sarkozy refuse de s’abonner à une autre philosophie de l’histoire ; il conserve intacte cette philosophie qui vit avec les deux grands mythes hérités du 18e et du 19e siècle.

II) LE FAUX UNIVERSEL OU L’UNIVERSEL DE SURPLMOB

Au siècle des Lumières, des intellectuels européens avaient forgé le mythe d’une Grèce ancienne ayant inventé la déesse Raison, celle qui chasse les superstitions et éclaire l’esprit. La philosophie occidentale a du reste vécu longtemps sous ce double et tenace préjugé fondé à la fois sur la Grèce comme origine absolue de la Pensée et de la Raison posée a priori hors de l’histoire. Au 19e siècle, les philosophes occidentaux vont croire également que la même Grèce avait créé ex nihilo la démocratie. Une certaine philosophie de l’histoire, qui se réfère à la Grèce et à Socrate comme origines de la pensée, réduit l’histoire de la pensée grecque à ce schéma simpliste à la limite du mythe. Bien plus, cette tendance n’est fondée sur aucun argument scientifique ; elle repose en vérité sur des préjugés ou simplement la méconnaissance des autres cultures. Ainsi une reconnaissance beaucoup plus complète de l’histoire des idées sur la démocratie offrirait, selon Amartya Sen, suffisamment matière à la remise en question de l’opinion fréquemment rappelée selon laquelle la démocratie n’est qu’une notion occidentale. (Amartya Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Paris, Payot)

M. Sarkozy veut ignorer les travaux de R. Preiswerk et D. Perrot. Ces auteurs estiment, à raison, qu’on ne saurait en aucun cas nier la contribution des Grecs à une certaine systématisation des connaissances empiriques et à la spéculation philosophique, mais que, il est sans doute faux d’accorder à la Grèce le monopole de la raison, dans le sens d’une connaissance théorique, et de rejeter sur les autres cultures la connaissance mystique, les distorsions cognitives provenant de la religion, l’irrationalité ou encore l’émotivité (cf. Ethnocentrisme et Histoire : l’Afrique, l’Amérique indienne et l’Asie dans les manuels occidentaux. Paris, Editions Anthropos). M. Sarkozy a du mal à se départir de cette philosophie de l’histoire marquée par l’idéologie évolutionniste et une approche essentialiste des cultures quand il écrit que la racine que les Africains ont à conserver, forme de leur identité, devraient être la « mystique, la religiosité, la sensibilité, la mentalité africaine. »

Il donne raison à ceux qui pensent que l’altérité dérange l’Occident et que l’Autre constitue un problème pour l’Occident. Quand l’Autre, l’Africain, n’est pas le bon sauvage vivant de cueillette, vigoureux au sexe surdimensionné, ignorant donc heureux, il apparaît sur la scène de l’histoire en tant que figurant, à côté des vrais acteurs, « immobile, selon les mots mêmes de M. Sarkozy, au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance...Il ne lui vient jamais à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. » Avec pareilles idées, M. Sarkozy ne pouvait pas dire le nom complet de l’université où il prononçait son allocution.

Car c’est contre ce faux universel ou cet universel de surplomb que va s’insurger en particulier C. A. Diop. Par ces écrits, il affirme l’historicité de la raison ; il en appelle à une nouvelle histoire qui intègre la dimension intérieure de chaque culture à sa propre représentation ; enfin il donne les conditions scientifiques d’une réconciliation psychologique de l’Africain avec un pan de son passé resté dans l’obscurité, méconnu de lui et occulté par d’autres.

III) DU POUVOIR DES ORIGINES

Parce que la réconciliation de ce qu’on a été avec ce qu’on veut devenir ne se conçoit pas sans la reconnaissance des permanences de son être, l’origine égyptienne ancienne devient la médiation obligatoire de la reconquête de soi par soi. Ce mouvement vers l’origine restaure et fortifie la conscience africaine débarrassée de tous ses complexes. A travers la recherche des liens génétiques et culturels entre l’Egypte antique et l’Afrique noire, C. A. Diop va à la reconquête de la mémoire indispensable à la redécouverte de soi et à l’élaboration de l’avenir. Il veut renforcer la personnalité africaine par une réappropriation salutaire de la mémoire. Ce retour à l’origine sera un rempart contre toutes les formes de destruction de l’identité personnelle africaine. Le retour à l’Egypte antique devient ainsi une exigence éthique à augmenter ce qu’on a reçu en héritage de ses ancêtres.

En somme, ces deux mouvements vers les origines constituent des efforts pour triompher du temps et de la défaite du moment. Si le temps par son caractère irréversible nous impose l’impossible retour vers l’origine, il nous appartient de contourner cela en imprimant à nos actes des sens multiples. Le retour à l’origine n’est aucunement le prélude à une nostalgie négligeant le présent.

Cette structure de pensée de Ch. A. Diop n’est pas singulière. Elle imprègne la société globale, la religion, la politique, aussi bien en Afrique que partout ailleurs dans le monde. La quête des origines est quête du vrai puisque dans l’origine se trouve le paradigme ou le principe de réactualisation.

Dans le domaine religieux, on peut découvrir une nostalgie spirituelle. La religion commence à partir du moment où des disciples reçoivent le témoignage de l’événement fondateur et décident de le transmettre. Mais liturgie et rite instituent sous divers symboles, la perpétuation de ce qui fut à l’origine. Dans le christianisme par exemple, chaque messe partage le pain et le vin comme Jésus les avait partagés à l’origine. Du reste, Jésus ne demande-t-il pas d’en faire autant en souvenir de lui ?

De même, l’origine est souvent évoquée, pour le meilleur comme pour le pire, par les hommes politiques pour justifier leurs choix. La philosophie de l’authenticité au Zaïre, au temps de Mobutu, a su subjuguer les masses en jouant sur la puissance évocatrice, émotionnelle et culturelle du retour à l’origine. La Renaissance et la Modernité occidentales construisirent leurs imaginaires en se branchant sur l’Antiquité grecque. La révolution française de 1789 ne va pas échapper à cette fascination des origines. Elle aussi se construira une mythologie des origines par une relecture des institutions et des faits de société de Athènes, Spartes et Rome. L’Union européenne nous rappelle constamment au souvenir d’une Europe mythique unie, construite sur des valeurs originelles chrétiennes partagées. Le caractère prospectif et universaliste de la problématique de l’origine élaboré par C. A. Diop se voit de nos jours, en Europe, au nombre croissant des généalogistes et à leur passion collective. La question du « qui suis-je ? » se substitue désormais à celle du « d’où viens-je ? »

En somme, la quête des origines est un moteur de créativité et d’inventivité sociales. Remonter aux origines n’est pas indifférent à un projet de libération et d’accouchement de la société nouvelle. Et c’est pourquoi, dans son livre L’Idéologie de la rupture, Jacques d’Hondt, mieux au fait du pouvoir et de la quête des origines nous donne cette leçon de lucidité : « Chaque communauté rêve d’un avenir à son goût, dans des états d’âme où elle anticipe en imagination son destin. Et puis, sa vue de l’avenir, elle la projette sur sa représentation des commencements. Elle se donne les émergences qui s’accordent à ses illusions d’accomplissement et de perpétuité. »

Avec cet imaginaire fertile, C. A. Diop veut libérer l’énergie spirituelle enlisée dans la routine stérile et la gestion de la misère quotidienne ; il veut restaurer l’homme africain dans la plénitude matutinale. Il savait que l’Afrique a besoin de nouvelles utopies. Un peuple qui ne rêve pas ne peut se projeter avec succès dans le futur. Un peuple qui ne croit pas en la capacité de l’esprit à transcender l’espace et le temps s’empêtre dans le détail de l’existence quotidienne. Il lui faut l’énergie de l’espérance, de l’utopie et des ruptures. Ce sont ces énergies qui permettront de provoquer la Renaissance africaine.

Il faut remercier M. Sarkozy de nous avoir proposé une Renaissance africaine. Nous ajouterons à la sienne, celle que C. A. Diop avait élaborée en 1948 dans son article « Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ». Il y a aussi celle de Thabo M’Beki, reprise en 1999, lors de son investiture comme président de l’Afrique du Sud. Il y a celle, plus ancienne de Marcus Garvay et de bien d’autres. Décidément, M. Sarkozy, si jeune et si moderne, ne désire pas rompre avec une vieille tradition occidentale qui ignore royalement les pensées différentes élaborées en Afrique. Il a conservé les paroles ethnologiques anciennes sur l’Afrique. Il va finir par ressembler à l’image qu’il se fait de l’Africain qui ne « connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. » En fin de compte, M. Sarkozy n’a pas voulu faire le choix de la refondation intellectuelle voire politique d’une France définitivement dégagée du rets colonial.

Prof. Ramsès L. BOA THIEMELE

Maître de Conférences de Philosophie

Université de Cocody Abidjan

Mail : boathie@yahoo.fr

Tel : 225. 05 09 83 40

Derniers ouvrages publiés :

· L’ivoirité entre culture et politique, Paris, L’Harmattan, 2003

· Nietzsche et Cheikh Anta Diop, Paris, L’Harmattan, 2007

Ramsès L. BOA THIEMELE, est enseignant-chercheur de philosophie à l’université de Cocody Abidjan.


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