La MORT des DIEUX: Dans la Peau d'un Noir au Maroc
Il
n’est pas toujours simple d’être noir au royaume chérifien. Mépris,
insultes, agressivité et humiliations quotidiennes sont bien souvent le
lot des Subsahariens. Un journaliste de l’hebdomadaire marocain
Actuel, le Sénégalais Bassirou Bâ, témoigne.
A Actuel,
nous avons souvent travaillé avec des journalistes subsahariens. Et en
parlant avec eux, nous avons été frappés de découvrir l’ostracisme dont
ils sont l’objet. Le mépris du peuple, comme des élites, pour les Noirs
est une constante de la société marocaine. Une réalité trop souvent tue
ou minorée.
Alors, nous avons demandé à Bassirou de
raconter son quotidien, des situations vues, parfois vécues, des
humiliations subies, des violences sans fin. C’est un témoignage brut,
sans fioritures qui nous renvoie une image guère flatteuse mais qu’il
faut néanmoins regarder en face. Oui, de nombreux Marocains sont
racistes. Le sujet est tabou. Mais le débat doit s’ouvrir.
«On
m’a souvent posé la question de savoir si les Marocains étaient
racistes ou si, en tant que Noir, j’avais été victime ou témoin d’actes
ou de comportements assimilables à du racisme. A chaque fois, cette
question m’a mis dans l’embarras, et à chaque fois, j’ai répondu par une
pirouette. Les rarissimes occasions où j’ai ouvert mon cœur sur la
question, c’était entre amis ou collègues. Et j’ai été surpris de
découvrir à quel point des amis marocains étaient abasourdis d’apprendre
jusqu’où certains de leurs compatriotes pouvaient aller dans le déni de
l’Autre. Scandalisés, ces derniers m’ont convaincu de surmonter cette
gêne qui m’empêchait d’en parler publiquement. Voilà pourquoi j’ai
décidé de briser la glace, en espérant contribuer à susciter le débat et
aider à lutter contre ce mal qui, malheureusement, n’épargne aucun
pays, aucun corps social.
[ Reine Taya, épouse d´Amenhotep III, 18. dynastie. Copyright : inconnu ]
Drôle d’accueil
Je
suis arrivé au Maroc le 17 septembre 2000 pour entamer mes études
supérieures, en compagnie d’une centaine d’autres camarades boursiers
comme moi. Je n’avais aucune appréhension en atterrissant à l’aéroport
Mohammed V, le Royaume étant dans l’imaginaire collectif des Sénégalais
une sorte de prolongement naturel de leur pays et vice versa. Mais j’ai
commencé à déchanter... deux jours seulement après mon arrivée. Durant
ces douze années, comme la plupart de mes "congénères", j’ai souvent été
confronté à des situations tragi-comiques. Comme ce matin du 19
septembre lorsque, avec un groupe d’étudiants, nous nous rendions au
marché de J5, dans un quartier situé à quelques encablures de la
résidence universitaire, à Rabat. En chemin, nous avons essuyé des jets
de pierre de la part de gamins qui devaient avoir entre douze et
quatorze ans, et qui criaient à tue-tête : "Cannibales! Cannibales!"
Pour notre troisième jour au Maroc, c’était un drôle d’accueil, une
rebuffade que j’ai toujours du mal à oublier. J’apprendrai, quelques
années plus tard, qu’un journal arabophone avait rapporté que des
"migrants clandestins" subsahariens auraient mangé un nourrisson dans le
quartier populaire de Takkadoum à Rabat. La publication en question
aurait démenti plus tard cette information, mais le mal était fait: aux
yeux de certains Marocains, nous n’étions que des cannibales, des
mangeurs d’hommes.
«Elle n’est qu’une esclave!»
Deux
ans après cette mésaventure, un nouveau "choc." Cela s’est passé dans
un bus. Une vieille dame, qui tenait à peine sur ses pieds, venait de
monter à bord. Toutes les places assises étant déjà occupées, une jeune
étudiante subsaharienne s’est donc empressée de céder son siège à la
"mamie" eu égard à son âge. Et alors qu’elle s’attendait à un mot
aimable, voire à une bénédiction, la jeune fille a eu droit à un
terrible:
"De toute façon, elle n’est qu’une esclave et donc elle devait céder sa place à n’importe quel Marocain dans ce bus!"
Incrédules pendant un moment car ne parlant pas la darija [ndlr: arabe dialectal marocain],
nous avons été abasourdis après qu’une Mauritanienne, noire elle aussi,
nous eut traduit la phrase. C’était d’autant plus choquant qu’il ne
s’agissait pas là de gamins comme à J5, mais bien d’une personne du
troisième âge qui, à travers ce comportement, venait par ailleurs de
porter un sacré coup à l’un des piliers de l’éducation africaine: le
respect des personnes âgées. En effet, suite à cet incident, certains
étudiants ont décidé de se passer le mot : désormais, on ne cède plus sa
place à qui que ce soit, fût-t-il mourant!
«Un fils d’esclave, qui me fait l’aumône»
Comment
peut-on être mendiante et avoir ce sentiment de supériorité propre à
tous les racistes du monde? La scène s’est déroulée à Rabat quand j’y
étais encore étudiant. Un ami comorien au teint de jais, qui venait de
percevoir sa bourse, s’est arrêté devant une femme d’un âge avancé qui
lui tendait la sébile et lui a remis une pièce de dix dirhams. Alors
qu’il continuait son chemin, il entendit la mendiante dire en arabe:
"Oh mon Dieu, qu’ai-je fait pour mériter un tel sort: un Noir, un fils d’esclave, qui me fait l’aumône?!"
Le
bienfaiteur n’en croyait pas ses oreilles. Revenant sur ses pas, il dit
à la femme, en lui tendant un billet de vingt dirhams: "Excusez-moi, c’est vingt dirhams que je voulais vous donner et non dix."
Quand elle lui a rendu la pièce de dix, le jeune étudiant l’a remise
dans sa poche... avec son billet de vingt dirhams! Il a alors assené à
la mendiante, en arabe classique (les Comoriens sont aussi arabophones):
"Puisque votre dieu entend bien vos complaintes, demandez-lui donc de l’argent!"
«La prochaine fois, on te tue!»
Flâner
aux alentours de la résidence universitaire à Rabat, quand j’y vivais
encore, relevait d’une aventure dangereuse. De nombreux étudiants
subsahariens y ont été victimes d’agressions atroces, certaines ayant
même abouti à des hospitalisations. Je me souviens de Sacko, un étudiant
malien, et de Kromah, un Libérien, pour ne citer qu’eux. Le premier
avait été sauvagement roué de coups juste à l’entrée du campus, ses
bourreaux lui crachaient dessus et le traitaient de "qird" (singe), de
"k’hal" (Noir) de "`abd" (esclave)… Et n’eût été l’intervention des
gardiens alertés par ses cris stridents, il serait mort. Finalement, il
s’en est sorti avec plusieurs mois d’indisponibilité médicale, et a dû
manquer la période des examens. Kromah, lui, s’était pris un violent
coup de couteau au niveau de l’abdomen. A la vue d’un groupe d’étudiants
qui passait par là et qui était plus important en nombre, ses
agresseurs ont pris la fuite, mais pas sans lui lancer cette menace:
"La prochaine fois, on te tue! Et c’est valable pour tous tes camarades, transmets-leur le message. Compris, sale nègre?"
L’étudiant
libérien, qui saignait abondamment et qui se tordait de douleur, n’a pu
répondre que par un acquiescement de la tête. Sacko et Kromah ne sont
ni les premières ni les dernières victimes d’agressions anti-Noirs dans
les environs de la cité, mais leur mésaventure a été la goutte d’eau de
trop: les étudiants subsahariens étaient alors descendus dans la rue
pour exprimer leur ras-le-bol et appeler les autorités à prendre les
mesures qui s’imposaient. Depuis, le phénomène a certes perdu de
l’ampleur mais il persiste.
Même les professeurs s’y mettent
Et
pendant que de jeunes Marocains à la "chasse" au Noir semaient la
terreur dans les environs immédiats du campus, dans les salles de
classe, certains professeurs, pourtant censés véhiculer des valeurs
telles que le respect de la dignité humaine, se sont montrés tout
simplement indignes de l’une de leur mission. C’est le cas de cette
professeure qui, en plein cours, ne s’est pas gênée pour traiter une
Gabonaise de "négresse". Je me souviens que nous nous étions tous
regardés avant de baisser la tête un certain moment. Alice –c’est son
prénom–, qui était assise juste à côté de moi, m’a lancé un regard qui
me hante encore aujourd’hui et m’a dit:
"J’ai
suffisamment entendu ce genre de propos désobligeants dans la rue et
dans les transports en commun pour m’en accommoder, car je les ai
jusque-là mis sur le compte de l’ignorance; mais venant d’une prof’…"
L’enseignante dont il est question est aujourd’hui à la retraite, je l’ai croisée une ou deux fois dans des conférences.
«Quelle heure est-il?»
Il
s’agit là d’un classique! Au début, je ne comprenais pas pourquoi le
"quelle heure est-il?" était accompagné d’un sourire narquois dès que je
regardais ma montre pour y répondre. Les aînés m’ont expliqué par la
suite que c’était pour me signifier:
"Regarde ton poignet et rappelle-toi que tu es noir!"
Désormais,
dès qu’on me demande "ch’hal essa`a" (quelle heure est-il ?), je
préfère prendre mon téléphone portable pour répondre…
L’autre Maroc
Faut-il
mettre pour autant tous les Marocains dans le même sac? Assurément non!
Car si j’ai pu rester plus de douze ans dans le Royaume, c’est parce
qu’à côté de cette frange ignorante –le racisme est une des métastases
de l’ignorance– et intolérante, il y a l’autre Maroc, celui qui ne
chosifie pas les Noirs, le Maroc ouvert. C’est celui-là qui m’a permis
de minimiser l’impact de ceux qui me traitent de "`azzi", de "hayawan"
ou encore de "khanzir". Ce Maroc, je l’aime, je le fais mien.
Par
ailleurs, autant j’ai pu mesurer tous les efforts consentis par les
autorités marocaines pour raffermir davantage les relations politiques,
économiques et culturelles avec le continent, autant je remarque que
malgré tout l’Afrique subsaharienne reste inconnue de nombre de
Marocains. Car ces derniers tendent à surestimer la vocation européenne
du Royaume ou ses solidarités culturelles avec d’autres aires (monde
arabe). Il est sans doute temps de recadrer cette vision.
Enfin,
il ne faut pas ignorer le fait que le racisme existe… au Maroc aussi.
Il faut même oser en débattre ouvertement. Mais il faudrait au préalable
que l’éducation de base, celle inculquée par les parents et celle
apprise à l’école, joue pleinement son rôle. Le racisme expliqué à ma
fille (Seuil, 1998) de Tahar Benjelloun est vivement conseillé dans ce sens.
Pour
qu’on ne me rappelle pas sans cesse mon apparence mais qu’on se
souvienne d’abord de ce que je suis, c’est-à-dire un humain.»
Bassirou Bâ
Titre en partie, images: Bois-Caiman-Redaction
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