par Ouzire Améthépé Adja
En 1954 à Paris, un jeune africain réinvente l’histoire africaine et son antériorité sur les civilisations méditerranéennes. On sait beaucoup moins que la même année, aux Etats-Unis, George Granville Monah James publie une thèse similaire à celle de Cheikh Anta Diop intitulée The Stolen Legacy, ou L’Héritage Volé. Les deux chercheurs ne se connaissent pas, ils vont pourtant changer l’histoire africaine, l’histoire des peuples noirs de la planète, faisant involontairement de l’année 1954 l’année de la renaissance intellectuelle négro-africaine. Quel a été le parcours de l’autre inventeur de cette nouvelle histoire qu’est George James, dans un champ universitaire et un contexte social américain dominé par une suprématie raciale blanche post-esclavagiste ?
En 1954, alors que l’Afrique était encore sous occupation coloniale et que son patrimoine historique et culturel, déjà mis à mal depuis quelques siècles, était encore à la merci d’auteurs européens dont la probité intellectuelle était à l’exacte mesure du mépris qu’ils nourrissaient à l’égard de ses peuples, un homme fit son apparition sur la scène avec un Livre Evénement dont les retombés s’étendront quelques années plus tard à la terre entière.
Cet homme, c’est Cheikh Anta Diop et le livre, Nations Nègres et Culture. Dans ce livre dont le contenu fut à l’origine une thèse de doctorat proposée à la Sorbonne et rejetée pour raison d’ «hérésie», l’auteur démontre d’une manière scientifique et implacable l’antériorité des civilisations négro-africaines par rapport aux civilisations des autres continents, conclusion logique une fois admise l’origine africaine de l’humanité. Il y était aussi question Ô ! Sacrilège ! De l’origine et de la nature négro africaines de la Civilisation de l’Egypte pharaonique, la plus accomplie des civilisations de toute l’Antiquité, portée aux nues par les égyptologues occidentaux qui n’étaient absolument pas disposés à lui reconnaître une quelconque racine africaine et de surcroît nègre.
Cette «hérésie» valut à Cheikh Anta Diop non pas des critiques au sens scientifique du terme, mais un «lynchage» organisé. Tel un gardien solitaire du temple, il partit au combat et n’en démordit pas d’une once vingt années durant. Cette confrontation connut son sommet en 1974 au Colloque du Caire, organisé, à sa demande même, par l’UNESCO où il eut enfin l’occasion d’affronter sur le terrain scientifique les Egyptologues du monde entier qui continuaient de lui reprocher de «tenir des mythes pour vérités historiques».
Assisté de son jeune collaborateur Théophile Obenga, Cheikh Anta Diop marqua du sceau de son excellence cette confrontation épique et battit en brèche les travaux de ses adversaires, poussant l’UNESCO à faire siennes les conclusions de ses recherches et à les intégrer dans l’écriture de l’Histoire Générale de l’Afrique.
Durant toutes ces années, de Nations Nègres et Culture en 1954 au Colloque du Caire en 1974, les travaux de Diop, faute de traduction, durent être confinés dans l’espace francophone. Ce n’est qu’en 1974, peu après la Conférence du Caire que les chapitres phare de « Nations Nègres et Culture » et de « Antériorité des Civilisations Nègres : Mythe ou Vérité Historique », un autre ouvrage publié en 1967, furent traduits en anglais et publiés aux Etats-Unis pour la première fois sous le titre « The African Origins of Civilizations : Myth or Reality » avec un succès immédiat et immense, suivi du plébiscite de l’auteur dont la reconnaissance par ses pairs africains francophones commençaient à peine à l’issue du Colloque du Caire.
Sur quoi s’est fondée cette rapide renommée de Cheikh Anta Diop et de ses travaux dans l’espace anglophone ? Au sein de la Communauté Noire s’entend. Avant d’entrer en contact avec les travaux de Cheikh Anta Diop, quelle approche les Africains-Américains avaient-ils de l’histoire africaine ? Quelles notions avaient-ils des civilisations ayant prévalu sur le continent-mère avant l’hécatombe sociale et culturelle causée par l’esclavage et la colonisation?
Inutile de détailler ici ce que pensaient les Blancs Américains du continent africain et de ses peuples. Leurs idées similaires, sinon pire, à celles répandues en Europe pouvaient se résumer ainsi : l’Afrique n’a jamais été le berceau d’une quelconque civilisation à proprement parler et toute forme de civilisation repérée lors de l’intrusion coloniale, en un quelconque lieu du continent, était tout sauf l’œuvre des Nègres. Ceux-ci, «impropres à toute œuvre de l’esprit, puisque intermédiaires entre les hommes et les animaux, gisaient au bas de l’échelle de l’Humanité». Voilà grosso modo l’image que l’Amérique, à l’instar de l’Europe, avait de l’Afrique et enseignait dans toutes les écoles et universités du pays.
La toute première génération de descendants d’esclaves instruites dans le Nouveau Monde (Amérique continentale et Caraïbe) fut bien évidemment abreuvée de cette insanité sur l’Afrique. Cependant, dès le dix-neuvième siècle, une nouvelle génération d’Africains-Américains un peu plus instruite et surtout autodidacte accéda aux témoignages des auteurs gréco-latins de l’Antiquité, témoins oculaires du déclin de l’Egypte pharaonique pour qui cette dernière fut sans aucune ambiguïté une civilisation négro-africaine à laquelle les civilisations gréco-latines devaient leurs sciences et philosophie. Soucieux de briser le mythe de l’infériorité culturelle et historique du Peuple Noir, les premiers auteurs issus de cette génération dont les plus illustres furent Edwards Wilmot Blyden et Martin Robinson Delaunay, essayèrent de porter leurs découvertes au grand public. Mais, dépourvues de véritable formation scientifique (les études supérieures leur étaient encore interdites dans bien des régions du Nouveau Monde), ils manquèrent d’arguments consistants pour s’imposer et eurent toutefois le mérite d’introduire les premières fêlures dans le système idéologique raciste de l’époque. Leurs travaux servirent de base de travail aux générations suivantes.
Puis, une deuxième catégorie d’auteurs africains-américains prit le relais vers la fin du dix-neuvième siècle avec, dans ses rangs, des figures comme Anténor Firmin, W.E.B. DuBois, Frank Snowden etc. Ayant eu la chance d’accéder aux études universitaires et par conséquent mieux armés que leurs prédécesseurs, ceux-ci posèrent la problématique de l’antériorité des civilisations négro-africaines d’une manière plus évidentes mais n’allèrent pas toujours au bout de leur démarche par manque de compétence interdisciplinaire.
Ce manque sera comblé par les auteurs de la génération suivante, la plus mûre et la plus aboutie. D’abord mûre des travaux déjà considérables de ces prédécesseurs, mais aussi de la formation interdisciplinaire qu’elle a pu recevoir. A la tête de cette génération nous avons un certain George Granville Monah James, celui à qui cet article est dédié.
Au panthéon des combattants du peuple africain égarés dans les méandres de l’histoire, George G. M. James mérite une place de choix. Mort sur le champ de bataille avant d’avoir conclu ce qu'il avait entamé, ce chevalier solitaire, ayant combattu pour notre mémoire autre fois bafouée n’a pas à ce jour, en dehors de l’espace anglophone, la reconnaissance que lui confère l’éminence de son travail accompli.
Georges Granville Monah James est né à Georgetown, en Guyane anglaise vers la fin du Dix-neuvième siècle. Sa date de naissance n’est pas officiellement connue à ce jour. Toutefois, d’après quelques brochures biographiques qui lui ont été consacrées, il semblerait que 1899 soit l’année probable de sa naissance. Son père, le Révérend Linch B. James et sa mère Margaret E. James, appartenant à la minorité noire instruite de la ville l’envoyèrent assez tôt à l’école. Dans un contexte particulièrement compliqué pour les Noirs à cette époque, George Granville Monah James parvint tout de même à acquérir une solide et riche éducation qui le conduisit aux diplômes de Bachelor (licence) of Arts, de Bachelor of Theology et de Master (Maîtrise) of Arts obtenus à l’Université de Durham en Angleterre. Il entama ensuite une carrière universitaire en tant que Responsable de programme de recherche à l’Université de Londres et plus tard à l’Université de Columbia aux Etats-Unis où il prépara et obtint son diplôme de Ph. D. (doctorat).
En tant que professeur d’université, il enseigna les sciences mathématiques, la Logique, le Grec et le Latin. Comme nombre de ses collègues africains-américains de l’époque, il dut souvent se contenter de chairs dans de modestes universités indignes de sa compétence et de la qualité de son esprit. Aussi s’est-il retrouvé à la fin des années 1940 dans une petite université de l’Arkansas du nom de Pine Bluff.
Au cours de cette carrière entamée dans les années vingt, George G. M. James s’est investit parallèlement dans un projet personnel s’inscrivant dans la continuité des travaux des illustres prédécesseurs de la communauté : ayant découvert la falsification occidentale de l’histoire des peuples africains au cours de ses recherches universitaires, il s’était promis de révéler celle-ci au grand jour mais en adoptant une démarche scientifique tranchant assez singulièrement avec celles des générations précédentes. Aux termes de longues et patientes années d’investigation digne d’un esprit au savoir encyclopédique, il publia un livre au titre évocateur de Stolen Legacy (l’Héritage Volé) en 1954. La même année donc que celle de parution de Nations Nègres et Culture.
Dans cet ouvrage qui demeure encore à ce jour le plus abouti des ouvrages consacrés à l’origine africaine de la philosophie et des sciences grecques, George G. M. James n’y alla pas par quatre chemins. Pour lui, « les Grecs n’ont pas été les auteurs de ce qui est injustement appelé la philosophie grecque ; celle-ci a été principalement fondée à partir d’idées et de concepts empruntés sans aucune reconnaissance, voire même volés par les auteurs grecs malhonnêtes aux Egyptiens anciens » qui étaient un peuple africain. S’appuyant sur sa connaissance parfaite des civilisations hellènes et latines, et usant d’une démarche fondée sur la science de la logique dont il était enseignant à l’université, George G. M. James n’éprouva aucune difficulté pour démontrer la véracité de ses conclusions.
Platon, élève de Socrate reconnu comme le père des philosophes d’Athènes, fut reconnu lui-même par la postérité comme philosophe exclusivement. Aristote, lui, élève de Platon qui fut le seul à lui avoir enseigné vingt années durant, est renommé depuis des siècles comme un des grands scientifiques de l’Antiquité. «Comment Platon fit-il donc pour enseigner à Aristote ce qu’il ne connaissait pas lui-même, c’est à dire les sciences ? Et pourquoi Aristote serait-il resté vingt années de sa vie à recevoir l’enseignement de quelqu’un de qui, de toute évidence, il ne pouvait apprendre aucune science ? Comment Aristote fit-il pour écrire le nombre extraordinaire de livres (mille environ) qui lui ont été attribués et qui relève du domaine de l’impossible pour une seule vie humaine ?» Telles furent les questions simples et sans détour que George G. M. James posa d’emblée dans son ouvrage afin de mettre en évidence les innombrables incohérences dont regorgent les récits consacrés à la philosophie grecque et à la vie de ses auteurs.
Stolen Legacy fut d’abord publié dans une petite librairie locale de l’Arkansas moyennant les économies personnelles de son auteur. L’ouvrage fit sensation et connut un succès immédiat au sein de la communauté universitaire noire de l’époque. Le contexte américain en était à la pleine ségrégation raciale et les mouvements civiques battaient leur plein avec leurs lots de répressions et de violences policières. Ceci n’empêcha pas pour autant l’information au sujet du livre et de son contenu «révolutionnaire» pour l’époque de se propager assez rapidement au sein des autres états du pays. Sollicité pour donner des conférences George G. M. James n’eut jamais le temps de défendre son oeuvre. Il fut retrouvé un matin égorgé dans son lit peu avant la fin de 1954.
Ainsi vécut et disparut George Granville Monah James. Dès la fin des années cinquante – début soixante, les Africains américains en quête d’identité pour la reconstruction d’une véritable entité sociale africaine américaine à l’instar de Malcolm X et de tous les mouvements des années soixante, s’emparèrent de ses travaux et s’en servirent comme source de renaissance. Cette renaissance fut l’objectif fondamental de sa démarche même si la quête de la vérité tout court en fut le plus impérieux commandement : «J’entends par-là une émancipation mentale, par laquelle les Noirs seront libérés des chaînes du mensonge traditionnel qui pendant des siècles les ont tenus prisonniers d’un complexe d’infériorité, de l’humiliation et des insultes infligées par le monde entier».
Nul ne peut aujourd’hui manquer de rapprocher cette démarche de celle qu’entama de son côté la même année (1954) Cheikh Anta Diop avec la parution de Nations Nègres et Culture ; tant leur similitude est évidente. Et lorsque nous pensons à la solitude qui entoura le combat que Cheikh Anta Diop mena pour le triomphe de ces idées, nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer ce qui aurait pu se passer si George G. M. James n’avait pas connu cette mort violente et prématurée qui demeure encore à ce jour un mystère. Et qu’en aurait-il été si les deux gardiens du temple avaient pu se rencontrer ?
D’une certaine façon, par leurs idées et leur idéal de vérité historique et de renaissance, ces grands esprits qui ont rendu à l’Afrique son Héritage Volé se sont rencontrés, on leur doit une révolution intellectuelle dans le regard porté sur l’Afrique, cette révolution en appelle d’autres, dans les pratiques culturelles, politiques, économiques. Le travail des générations suivantes.
Ouzire Améthépé Adja
26.04.09
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