Alain Léauthier, envoyé spécial de Marianne au Sénégal, a rencontré son président Abdoulaye Wade, de plus en plus controversé. Interview. Explications.
[ Abdoulaye Wade (photo world economic forum-flickr-cc)]
Il y a deux solutions pour rencontrer Abdoulaye Wade, le chef d’Etat sénégalais. La voie officielle « africaine » : vous déposez une demande d’interview à son porte-parole qui vous répond aimablement « ça peut se faire ». Puis vous oublie.
La voie officieuse « française » : vous contactez l’agence parisienne qui gère l’image du président à l’étranger… et vous décroche l’entretien en quelques heures. Les pros de la « com » avant les politiques : une manie universelle.
Marianne : Le nombre de vos détracteurs augmente, notamment dans la société civile. Vous n’incarneriez plus le « sopi » (le changement en wolof) ?
Abdoulaye Wade : Ah… L’Afrique possède cette capacité d’endosser toutes les institutions et de les vider de leur contenu. Et vous journalistes européens vous êtes si naïfs… Il n’y a pas de société civile au Sénégal, juste des politiciens qui avancent masqués car ils n’osent pas prendre leurs responsabilités.
Cette pseudo société civile m’accable dites-vous…Eh bien moi j’affirme que je suis toujours en état de grâce depuis mon élection de 2000. Sortons en voiture dans les quartiers et vous constaterez que ma popularité est intacte.
Nous avons certes perdu de nombreuses villes lors des élections locales de mars 2009 (entre autre la municipalité de Dakar que visait son fil Karim) mais restons majoritaires en nombre de collectivités locales détenues par le PDS (Parti démocratique sénégalais, fondé par Wade) et en nombre de voix. En réalité nous avons payé nos propres divisions, le PDS a battu le PDS, le Sopi a battu le Sopi !
Marianne : C’est une explication très politicienne. Ne pensez-vous pas que les raisons de cet échec sont plus profondes, la crise sociale, les frustrations, le chômage, la misère…
A.W : Bien sûr qu’il y a des frustrations et des insatisfactions, il y en a partout, en France, en Allemagne, pas qu’au Sénégal. Je ne conteste pas une certaine hausse des prix, c’est un phénomène international mais des émeutes de la faim, contrairement à ce que racontent les médias, nous n’en avons jamais eu !
Marianne : Est-il judicieux de dépenser 18 millions d’euros pour un Monument de la Renaissance africaine quand des milliers de Sénégalais n’ont pas d’emploi et vivent très difficilement ?
A.W : D’abord les citoyens sénégalais ne débourseront pas un franc puisque le coût du Monument est pris en charge par la société nord-coréenne à qui nous en avons confié la réalisation en échange de terrain.
Marianne : Une transaction opaque selon certains ?
A.W : Pas le moins du monde opaque. C’est une dation banale dans le droit fil du droit français…
Marianne : Mettons. Mais quelle est l’utilité du Monument ?
A.W : Vous n’êtes pas Africain, vous ne pouvez pas en comprendre la portée. Ce n’est pas la valeur culturelle de cette sculpture qui compte, mais le message de dignité qu’elle véhicule, pour les Sénégalais et tous les Africains. C’est parfaitement mon rôle que de lancer ce genre de projet : je suis et je dois rester un guide pour mon peuple.
Marianne : A quel titre réclamez-vous 35% de droits sur les entrées et autres activités liées au Monument ?
A.W : Mais au titre de la propriété intellectuelle, j’en ai eu l’idée et j’en ai fait dessiner les contours avant que nous allions plus avant dans le projet. Qu’y a-t-il de choquant ?
Marianne : Ousmane Sow conteste votre paternité sur le projet ?
A.W : Personne n’a soutenu Ousmane Sow autant que moi, tant pour ses expositions que l’acquisition de certaines œuvres. Quand je lui ai demandé de plancher sur mon idée, il a proposé un petit bonhomme avec une sorte de chapeau mexicain…Franchement quel rapport avec la sculpture de 50m de haut qui s’élève aujourd’hui sur une des mamelles ?
Marianne : Où ira l’argent des droits ?
A.W : A deux fondations ayant pour but la construction de Cases des Tout Petits (enfants en difficulté). Tant que je suis président, la part de l’ Etat sera aussi consacrée à cette mission, après évidemment je ne réponds pas de ce que fera mon successeur…
Marianne : Justement, vous avez annoncé votre intention de vous représenter à un troisième mandat en 2012 ? Vous aurez 86 ans, est-ce raisonnable?
A.W : Ce n’est en tout cas pas à vous et aux journalistes français en général d’en décider. Les Sénégalais trancheront. Mais j’ai un bilan : un investissement massif dans l’ Education qui représente 40% du budget ( plutôt autour de 18% selon certains syndicats qui ne contestent pas par ailleurs un réel effort, ndlr). J’assume aussi le choix d’avoir voulu développer les infrastructures de ce pays.
Marianne : Quelques kilomètres d’autoroutes et la corniche de Dakar, à un coût que certains jugent exorbitant et injustifié ? On parle de surfacturation…
A.W : Toutes ces accusations de corruption, de trafics d’influence…Ils ne donnent jamais la moindre preuve ! Des calomnies gratuites ! Je ne dis pas qu’il n’y a pas de corruption dans ce pays mais les dénonciations sont souvent des manipulations. Récemment un média anglophone (Business Insider, ndlr) nous a ainsi accusé d’avoir voulu racketter à hauteur de 200 millions de dollars la société américaine de téléphonie Milicom. En vérité, par le passé ils avaient emporté une première licence pour quasiment rien. Ayant décidé d’ouvrir le marché, nous leur avons indiqué que l’obtention d’une nouvelle licence ne serait pas gratuite cette fois. Nous avons simplement défendu les intérêts de l’Etat sénégalais et la réponse a été cet article…
Pour revenir aux dépenses d’infrastructures, je suis fier en vérité d’avoir pu convaincre mes partenaires de l’ Union africaine qu’elles jouent un rôle clef pour l’avenir du continent africain. Et puis je n’aurais pas eu à y consacrer autant d’efforts et d’argent si mes prédécesseurs (Abdou Diouf et Léopold Sédar Senghor, ndlr) comme avant le colonisateur n’avaient pas laissé un réseau routier aussi mauvais.
Marianne : Puisqu’on parle des surcoûts, ceux engendrés par l’organisation de la Conférence islamique dont votre fils avait la charge, en mars 2008, font l’objet d’un audit très critique. Ce n’est pas 72 milliards de francs CFA (109 millions d’euros) mais près du double qui auraient été dépensés. Et pas toujours de manière justifiée…
A.W : Un audit doit être contradictoire, celui-ci ne l’a pas été mais je sais que le rapport final sur les comptes de l’ Anoci (Agence nationale de la Conférence islamique) sera favorable. Toutes les accusations reprochant à mon fils des dépenses somptuaires sont fausses. Je l’affirme.
Marianne : Votre rapport à l’Islam suscite aussi de nombreuses critiques. On vous reproche de vous être agenouillé devant le Cheikh général de la Confrérie des Mourides et de rogner sur la laïcité ?
A.W : La République est laïque mais moi je ne triche pas avec ma foi : à titre personnel j’ai besoin de la bénédiction du cheikh, c’est moi qui me suis agenouillé, pas la République. Je respecte tout le monde. Je me suis investi beaucoup pour la rénovation de la cathédrale de Dakar alors n’ouvrons pas de fausse querelle.
Marianne : Vous avez ouvert les portes du pays aux Américains, aux Etats du Golfe…La France c’est fini ?
A.W : J’ai d’excellents rapports avec la France, on ne se déprend pas si facilement de ce qu’on a aimé mais la France a fait d’autre choix, l’ Asie, vos entreprises sont moins présentes et aussi moins concurrentielles... Au train où l’on va, je l’ai souvent répété, face à la concurrence chinoise et indienne, l’ Europe aura bientôt perdu la bataille en Afrique.
Retrouvez le reportage d'Alain Léauthier dans le dernier numéro de Marianne.
Retrouvez les autres articles d'Alain Léauthier sur le Sénégal.
Sénégal: Didier Awadi dénonce la «dérive monarchique» de Wade
Alain Léauthier, envoyé spécial de Marianne au Sénégal a rencontré Didier Awadi, un rappeur engagé. Il dénonce la corruption et le népotisme dans son pays. Il appelle également à la mise en place d'une politique protectionniste pour développer l'auto-suffisance alimentaire.
Il n’y a pas de société civile au Sénégal » affirme Abdoulaye Wade, le chef d’Etat sénégalais dans l’interview accordé à Marianne. Dans quelle catégorie faut-il alors ranger Didier Awadi, le pionnier du mouvement rap en Afrique de l’Ouest, rencontré dans la maison studio où il vit dans un quartier périphérique de Dakar avec famille, amis de travail et copains de passage en provenance de tout le continent noir et, souvent aussi, de Paris et banlieue ?
La quarantaine paisible, le garçon a la réputation d’être une sorte d’anti-Youssou N'dour à Dakar : ses engagements alter mondialistes et la simplicité de son mode de vie tranchent avec le goût du pouvoir et de l’argent que l’on prête à « l’Etoile de la Médina ». Même s’il refuse de se cantonner à ce rôle, Awadi a été promu un peu malgré lui artiste critique du régime le plus crédible. Et Wade a de la chance d’avoir des opposants de tel valeur. Verbatim d’un entretien mené par une douce nuit de février.
WADE A LE STRESS DU TEMPS QUI PASSE
« Wade a le stress du temps qui passe. Il est dans le rush permanent, obsédé à l’idée de laisser une trace de sa supposée grandeur. Alors il va nous léguer une autoroute et une Corniche rénovée. C’était ça l’urgence ? Le président prend les Sénégalais pour des suceurs de goudron ? Il a changé le visage de Dakar ? Peut-être mais à quel prix ?
Pendant ce temps, dans la banlieue, il y a un million de personnes qui vivent sans hôpital, souvent sans l’eau ni l’électricité. Rien de sérieux n’est fait pour améliorer leur existence. Wade avait carte blanche pour faire bouger ce pays. Beaucoup y croyaient. Qu’a-t-il changé ? La constitution…ça oui, il y a beaucoup touché, il l’a même tripatouillée mais la vie des gens...
L’agriculture est dans un piteux état. Il a lancé un plan pour la dynamiser, franchement on en voit pas beaucoup les effets. Il faudrait prendre des mesures protectionnistes pour défendre nos produits, les Occidentaux le font bien eux.
Mais je rêve…Wade n’est pas dans cette logique. Qui a-t-on vu s’enrichir depuis quelques années ? Son clan, celui de son parti, le PDS (Parti démocratique sénégalais). Il y a dix ans, ces gens se déplaçaient en bus, aujourd’hui ils conduisent des 4X4, des 8X8, que sais-je… Comment se sont-ils enrichis aussi vite ?
Le Sénégal est un pays relativement petit. On se connaît tous. Nous sommes allés quelquefois ensemble à l’université et l’on voit des médiocres accéder à des postes de pouvoir. Et s’enrichir. Je ne suis pas naïf, la corruption existe sous toutes les latitudes, ce n’est pas un mal spécifiquement africain. On n’attend pas de nos gouvernants qu’ils soient des saints mais il y a tout de même des limites et, dans ce pays, elles ont été franchies.
On dit de Wade qu’il est mal entouré…mais je n’entre pas dans ce petit jeu. Qu’il assume ses choix, c’est lui qui a nommé ministres et conseillers ! C’est lui aussi qui accepte de confier autant de responsabilités et de pouvoir à son fils Karim et lui rend le pire des services en agissant ainsi. Les gens sont écoeurés par cette dérive monarchique et il en fera les frais un jour ou l’autre.
Je n’ai rien contre Wade, fils et père. Je refuse de personnaliser les choses, c’est malsain et inutile. Je suis un observateur critique du monde où j’évolue, j’essaye de ne pas me prendre trop au sérieux et je dénonce un système, pas des individus. Celui qui est en place est en train de craquer de tous parts.
UNE AUTRE AFRIQUE EST POSSIBLE
Wade, comme tant de dirigeants africains, ne s’attaquent pas aux vrais problèmes : il faut protéger le peuple ! Je suis protectionniste à 200%. Nous devons renégocier nos relations commerciales et tout ce qui touche à notre souveraineté avec l’Union européenne, les Américains ou les Asiatiques. Nous devons être libres, autonomes, indépendants des grandes puissances et développer notre autosuffisance alimentaire
Je ne suis pas anti-français, j’ai bénéficié de l’aide du Centre culturel quand j’ai démarré à Dakar mais je suis révolté quand les dirigeants français nous parlent de haut de règles de bonne gouvernance nécessaires… Très bien mais que ne vont-ils le dire aussi dans les pays du Golfe, en Arabie Saoudite…Curieusement, par rapport à ces pays, ils sont muets ! Voilà de vrais enjeux !
Une autre Afrique est possible et si nos dirigeants ne le réalisent pas, la violence menace. Je ne l’encourage pas, mais je ne suis pas sûr que la société sénégalaise soit aussi apaisée que certains le croient. Aucune société n’est apaisée et la violence ne demande qu’à s’exprimer. Je suis libre de le dire c’est vrai mais c’est le minimum qu’on puisse exiger non ? »
A lire ou écouter
Didier Awadi met la touche à une version enrichie de son disque « Présidents d’Afrique ». On en reparlera ici.
Pour une plongée plus détaillée dans les diverses affaires de corruption entourant le régime, il faut se procurer les livres du journaliste d’investigation Latif Coulibaly, tous disponibles chez L’Harmattan, notamment le dernier « Comptes et mécomptes de l’Ani », relatif à l’Organisation de la Conférence islamique à Dakar en mars 2008.
À lire aussi, deux romans de l’écrivaine et cinéaste franco-sénégalaise Laurence Gavron, définitivement installée dans le pays en 2002 après y avoir voyagé depuis plus de vingt ans.
Sur fond d’enquête policière, Boy Dakar, publié en 2008 et Hivernage en 2009 font pénétrer dans l’univers des petits et grands trafics où se côtoient voyous, prostitués, marabouts bidons et corrompus et Dakarois « ordinaires ». Il y est question du poids de la religion, des préjugés, de la polygamie, de la débrouille et de la survie quotidienne du « petit peuple ». tous deux disponibles aux Editions du Masque.
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